Quand je lis que « 75% des cadres français affirment pratiquer une langue étrangère voire plusieurs« , je m’interroge sur leur degré de maîtrise – à supposer qu’ils aient conscience de leurs lacunes. Quand je consulte le nombre de candidats arborant fièrement un niveau d’anglais « opérationnel », je demeure perplexe (quel équivalent dans le CECRL?). Chiches de passer un test international au débotté ? Quand je lis l’avalanche d’offres d’emploi réclamant des bilingues, je me prends à rêvasser d’examens pour jauger ce bilinguisme si banal en France. Partants pour une session improvisée de Cambridge Proficiency in English ?
Il faut croire que notre contrée regorge de personnes aptes à employer à la fois le français et l’anglais dans tous les raffinements, tous les styles du quotidien, toutes les nuances ; et, sans nul doute, les recruteurs savent à merveille apprécier la débrouillardise de leurs candidats…

Bilinguisme à la française ?
Même pas bilingue malgré des conditions propices
J’aimais bien mon pote C. De parents hongrois, il vivait en Suède. Il absorbait les idiomes à une allure stupéfiante. En le voyant plonger avec délices dans des ouvrages magyars, je lui ai demandé s’il était bilingue. Il m’a répondu : non, j’ai suivi ma scolarité entière à Göteborg ; j’ai appris à manier le suédois dans tous les styles. Ma plume est assez agréable paraît-il. En revanche, je n’ai jamais exercé mon hongrois dans des situations sérieuses. Je me débrouille pour le comprendre et le lire mais je ne saurais pas l’utiliser dans des démarches administratives, professionnelles, commerciales, juridiques.
Bilingue : la réalité
Le bilinguisme réel signifie une aisance similaire dans l’une et l’autre langue, quel que soit le style, quelle que soit la situation – car il est impossible de traduire avec finesse sans connaissances culturelles. Le phénomène est très rare : l’écrasante majorité des humains cultive un idiome dominant, typiquement la langue maternelle.
Encore faut-il vérifier le degré de maîtrise dans la langue maternelle. L’Agence Nationale de Lutte contre l’Illettrisme relève : « 9% des personnes âgées de 18 à 65 ans scolarisées en france sont en situation d’illettrisme ». Lors de la JAPD, les dernières études mentionnent 20% de « lecteurs inefficaces ». Et quant à moi, je doute que les non-illettrés sachent tous comprendre et analyser les textes complexes dans tous les genres possibles.
Degrés d’affinités linguistiques et culturelles
En français, la pratique développe des affinités permettant de décrypter les informations autour du texte brut. Analyser en quoi Jules Renard n’écrit pas du tout comme Albert Cohen, les attitudes et allusions implicites chez un interlocuteur, les différences fondamentales entre un article du Monde et les ragots de Paris Match, comment s’adresser respectivement au syndic et à un collaborateur de travail. En une phrase : les relations sociales subtiles et variées selon les situations exigent une sensibilité linguistique élevée.
En anglais et en italien, la même démarche préside : cultiver des affinités pour affiner la compréhension (lecture, écoute) et la production (écriture, parole). Shakespeare, avec toute l’estime que je lui dois, ne sera d’aucun secours dans les actes quotidiens. Habiter à l’étranger, comme le soulignent Céline Graciet puis Audrey sur NakedTranslations, signifie : les contacts et les contrats concernant logement, banque, travail, démarches administratives, santé, choix de produits dans les commerces, instructions dans l’entreprise, bavardages professionnels ou amicaux, orientation et transports… toutes les négociations, transactions, conversations que nous menons naturellement dans notre environnement habituel.
Rareté des bilingues, y compris traducteurs
Pour sûr, je me débrouille en anglais et en italien et, je l’espère, en français surtout ; les fameux « bilingues » hexagonaux, les anglicisants « opérationnels », les rédacteurs veillant à leur style en français et d’autres encore ne dédaignent pas mes services à l’occasion ! (notamment quand ils croient les obtenir gratis) Pour autant, je ne suis pas bilingue et parmi mes rencontres, même si les nuances ne passionnent pas les clients et les recruteurs, je n’ai guère rencontré de collègues m’affirmant, les yeux dans les yeux, qu’ils sont « bilingues ».
D’une part à cause du nombre d’anglophones sur la planète : par la force des choses, chaque population décrit des réalités locales et cultive des expressions traditionnelles. D’autre part à cause de l’étendue des connaissances humaines : ouvrez un magazine sur l’automobile, l’informatique, les collectivités locales, la législation, les composants de l’alimentation, les figures de style ou n’importe quoi d’autre ; à perte de vue s’étale la richesse vertigineuse des mots sur l’hexagone – imaginez l’ajout de toutes les variantes régionales. Le patrimoine linguistique englobe les variations les plus extrêmes.
L’expression « langue maternelle« , malgré le mécontentement de la HALDE, recouvre un fait linguistique d’importance cruciale en traduction. Je n’ai pas une souplesse égale du français vers l’anglais, ni par le vocabulaire, ni par le style. Toujours, je doute : mes tournures sont peut-être compréhensibles et grammaticalement correctes, mais correspondent-elles à la situation ?
La familiarité dans ma langue et, à un moindre degré, avec l’anglais et l’italien, me permet d’appréhender les nuances fines de la communication humaine, depuis le registre vulgaire jusqu’au plus précieux, l’ironie ou la solennité, le classique banal ou le cordial, sans négliger l’intuition devant des vocables relevant d’une spécialisation ou les allusions indirectes. La communication humaine, même restreinte à l’écrit, ne saurait se borner à des informations purement fonctionnelles.